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Après le Brexit, plus rien ne peut plus être comme avant

De nombreux commentateurs ont déjà analysé le vote britannique et il est normal que l'OEP se livre à cet exercice avec les outils qui sont les siens.
Globalement, on constate une délégitimisation de la construction européenne, délégitimisation qui s'inscrit dans une déligitimisation plus générale des classes dirigeantes dans tous les pays occidentaux. Ce que les médias et les responsables politiques appellent pour s'en dédouaner « populisme » n'est rien d'autre que cette perte de légitimité.
Il nous faut regarder quels en sont les fondements. Cela peut sembler nous éloigner des questions linguistiques, mais nous faisons ce détour pour mieux y revenir ensuite, en établissant le lien avec la politique linguistique de l'Union européenne. Il faut rapidement évoquer
- L'onde de choc de la crise économique de 2008
- L'explosion des inégalités
- Le pouvoir de l'argent
- L'idéologie néolibérale
- La politique linguistique européenne
L'onde de choc de la crise économique
On peut sourire aujourd'hui des prédictions de l'excellentissime Alain Minc qui, dans les jours suivant l'éclatement de la crise financière et la faillite de la banque Lehman Brother, en septembre 2008 annonçait que la crise était derrière nous.
L'éclatement de la bulle financière n'était que l'aspect le plus spectaculaire des effets de la dérégulation menée depuis les années soixante-dix et de mouvements plus profonds qui affectent l'économie mondiale.
Il est évident que les effets de ces mutations ne sont pas également supportés par les populations et que ceux qui en souffrent le plus sont les catégories sociales les plus fragiles.
L'explosion des inégalités
Ce phénomène est incontestable malgré les efforts déployés par la plupart des gouvernements pour en masquer la réalité.
Les chiffres publiés par Thomas Piketty dans Le capital au XXIème siècle n'ont finalement pas été sérieusement contestés. Depuis les années soixante-dix, les plus riches sont de plus en plus riches dans les pays occidentaux, tandis que les classes moyennes ont vu leur niveau de vie stagner. En même temps, la croissance a diminué, marquant la fin des « Trente Glorieuses ». Des différences ont été constatées entre pays, selon les systèmes sociaux, mais le mouvement est bien global.
En 2008, David Rothkopf, qui avait fait partie de l'équipe de Bill Clinton, lançait un cri d'alarme dans son livre Superclass (en français La Caste). Il écrivait notamment ceci : « Ce livre vise fondamentalement, et prioritairement, les grosses inégalités dans la distribution du pouvoir et de la richesse dans le monde. Ma position est qu'ignorer ces problèmes c'est courir un grand péril – pour des raisons pratiques, politiques, et peut-être surtout, morales. La réalité est que la plus grande richesse du monde, concentrée sur à peu près un millier de personnes – la planète des milliardaires –, est presque le double de celle des 2,5 milliards les plus pauvres. L'espèce humaine a pu faire de grands progrès au cours des siècles, mais de pareilles disparités mettent en cause notre civilisation. Et je crois qu'elles sont une menace pour sa stabilité."
Ce passage, traduit ici de l'anglais, avait été censuré par son éditeur français Robert Laffont. Pourtant, David Rothkopf, que l'on ne peut accuser de gauchisme, voyait juste.
Le pouvoir de l'argent
De tout temps l'argent a joué un rôle important dans la vie publique. Mais jamais le rôle de l'argent n'a été aussi important qu'aujourd'hui dans la vie démocratique de sorte que la démocratie tend à ne devenir qu'une façade. L'explosion des dépenses électorales depuis les années soixante-dix a fait que la conquête du pouvoir dépend de plus en plus des levées de fonds. Dans les pays européens, des contrefeux ont été mis en place avec plus ou moins d'efficacité afin de limiter les dépenses électorales et de couvrir une partie de ces dépenses par des financements publics. Aux Etats-Unis, les tentatives dans ce sens ont avorté et la Cour Suprême a fini par légaliser, au nom de la liberté d'expression, le financement des campagnes électorales par les entreprises, les banques, les sociétés d'assurances, les fonds de pension et les gens les plus fortunés. Ce qui fait dire au prix Nobel Joseph Stiglitz que les Etats-Unis sont le pays du « 1 voix = 1 dollar ». Pour rentrer dans les catégories politiques de la Grèce antique, on devrait qualifier le régime américain tel qu'il fonctionne aujourd'hui de ploutocratie et non de démocratie. Tous les cours de droit constitutionnel devraient intégrer dans leur classification les régimes de financement des partis politiques et des campagnes électorales, ainsi que le statut des médias et revoir leurs classifications aujourd'hui obsolètes à l'aune de ces critères.
L'idéologie néolibérale
Il s'agit ici non pas de libéralisme mais d'idéologie néolibérale, ce qui n'est pas du tout la même chose. Malheureusement, dans le discours politique et dans les médias, la distinction est rarement faite. L'idéologie néo-libérale se distingue du libéralisme par trois caractéristiques essentielles.
D'une part, le marché est censé se réguler tout seul et n'a pas besoin d'intervention publique. Toute intervention extérieure est censée éloigner le marché de son fonctionnement naturellement optimal. La seule régulation acceptable est celle que le marché s'impose à lui-même. On a vu le résultat. Il est inutile d'épiloguer. De ce point de vue l'idéologie néo-libérale est morte. Reste à savoir si, tel le canard qui continue de courir après qu'on lui aie coupé le cou, cette idéologie ne continue pas encore à sévir.
La seconde caractéristique de cette idéologie est que, à l'exception de la défense, de la police et de la justice, qui sont censées défendre les biens des possédants, et seulement des possédants, dans tous les domaines, il est affirmé que le marché fait mieux que l'intervention publique, et cela serait vrai y compris pour l'éducation, la santé, et les équipements publics.
Enfin, la troisième caractéristique, et l'aspect le plus grave, est que le marché qui est censé assurer par lui-même et de manière quasi parfaite, à condition de ne pas être troublé par l'intervention publique, l'optimum économique, lequel se confond avec l'intérêt général, serait un substitut à la démocratie et au suffrage universel, le suffrage universel s'exprimant par le marché à travers le libre choix des consommateurs. Entre suffrage universel et marché, c'est la marché qui doit toujours avoir raison.
En conséquence de quoi, le but du néolibéralisme est de contourner et de contrôler le suffrage universel. Pour ce faire, il faut contrôler les élections politiques (ce qui est effectif et légalisé par la Cour suprème des Etats-Unis) et contrôler les médias, ce qui est un enjeu dont nous voyons périodiquement les soubresauts quand il s'agit de prendre le contrôle de tel ou tel groupe de presse ou de telle ou telle chaîne de télévision. Il ne s'agit pas seulement de faire des profits, mais d'en contrôler politiquement l'usage.
Il y a donc une confiscation du pouvoir qui dans les périodes de prospérité passe à peu près inaperçue. Dans les périodes un peu plus tendues comme actuellement, où les gouvernants en place font preuve de leur incapacité à retrouver le chemin d'une croissance durable et écologique et où les inégalités se creusent, c'est différent : cela donne ce que l'on appelle le « populisme ».
La politique linguistique européenne
Maintenant, quel rapport avec l'Union européenne et avec la politique linguistique ?
La première chose est que le modèle proposé par le néolibéralisme, et qui est omniprésent dans la société, réduit tout à des valeurs monétaires. L'optimum économique, identifié à l'intérêt général, est censé être assuré par le marché. Donc, toute réglementation qui vient troubler la liberté du commerce (l'exigence d'un diplôme, l'interdiction d'un produit toxique ou dangereux pour la santé, des exigences linguistiques, etc.) est d'emblée suspectée d'entraver les échanges. Il est évident que cette idéologie a imprégné les traités européens et est mise en œuvre de manière rigoureuse par la Cour de Justice européenne qui ne fait qu'appliquer le droit des traités. Bien évidemment quand une réglementation, sous des motifs écologiques ou culturels, est en réalité détournée pour entraver les échanges, cela n'est pas acceptable. Mais, il est clair qu'il existe d'autres intérêts que ceux du marché, et que ces intérêts peuvent être pris en compte de façon prioritaire.
Les conditions de la négociation TTIP sont très révélatrices de cette problématique. On n'est plus du tout dans le domaine des tarifs douaniers, mais de réglementations nationales ou européennes qui touchent de près non pas notre niveau de vie mais nos modes de vie, l'organisation de nos sociétés, le droit de la consommation, les réglementations sanitaires et environnementales, les réglementations culturelles etc. Il est certes normal que des négociations commerciales ne soient pas mises sur la place publique dans une première phase, mais il y a un moment où le débat public doit avoir lieu en vue d'un choix réellement démocratique.
L'évolution depuis une bonne dizaine d'années du régime linguistique effectivement appliqué par les institutions européennes et particulièrement par la Commission s'éloigne des traités et manifeste un désintérêt pour le citoyen. Ce désintérêt est incompréhensible, si ce n'est par une méfiance rédhibitoire ou par le sentiment de la vanité d'une relation institutionnelle avec le citoyen. Avec le Royaume Uni dans l'Union Européenne, la population anglophone native représentait 14 % de l'Union Européenne, auxquels il faut ajouter environ 7 à 8 % de non natifs s'estimant d'un très bon niveau en anglais, dont le profil social et culturel n'est pas le profil moyen de la population européenne. Sans le Royaume Uni, la population anglophone tombe à 1,1 % de la population de l'Union européenne à 27, et en incluant les non-natifs estimant bien maîtriser l'anglais, on ne dépasse pas 9 % de la population des pays de l'Union Européenne. Le système qui tendait doucement mais sûrement vers un monolinguisme anglais (le site europa.eu est passé en trois ans de 15 % à près de 50 % de pages exclusivement an anglais) n'était pas viable sauf pour les lobbies qui font le siège des services de la Commission.
Aujourd'hui, il est encore moins viable. Surtout, il est profondément anti-démocratique et en violation flagrante des traités. Un système qui se méfie du citoyen, en cela conforme à la logique néolibérale, un système inaccessible et incompréhensible pour plus de 90 % des citoyens, est un système sans légitimité. Il faut donc en revoir fondamentalement les modalités.
Dans les arguments que nous avons employés, nous n'avons accordé aucune place aux mouvements migratoires, de même que nous n'avons quasiment pas parlé de l'Europe. S'agissant des migrations, il est intéressant de constater dans le vote britannique que la région où la diversité des populations est la plus élevée, où les mouvements migratoires sont les plus forts, la région londonnienne, est aussi celle qui a voté massivement pour le maintien du Royaume Uni dans l'Union Européenne. Tout simplement parce qu'elle est la région la plus prospère. Quant à l'idée européenne, jamais le besoin de se connaître, d'échanger, de construire des projets et d'agir ensemble dans le monde n'a été aussi grand.