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European and international institutions

A Bruxelles, le français "file à l'anglaise" (J. P. Stroobants, Le Monde)

Publié sur le site lemonde.fr le 14 décembre 2009

A la Commission européenne, lors de la grand-messe médiatique que représente le point de presse quotidien organisé pour les centaines de correspondants en poste à Bruxelles, le français se bat pour garder sa place. Il est, avec l'anglais, l'une des deux langues de cette séance un peu morne, où les porte-parole du président Barroso et des divers commissaires viennent répondre aux questions. Par conviction, par distraction ou par incapacité, certains de ces fonctionnaires évitent pourtant l'usage du français. Ils sont parfois rappelés à l'ordre par les journalistes francophones, aidés par beaucoup de leurs confrères de l'Europe latine, de bon nombre de pays de l'Est ou de certains Allemands, qui, même s'ils le parlent, refusent le "tout à l'anglais".

Un peu plus loin, au quartier général de l'OTAN, la position de la langue française est vraiment en péril. Même si elle est, au sein de l'Alliance atlantique également, la deuxième langue officielle, elle est désormais quasiment absente des réunions et des séances d'information. La prédominance américaine, la succession de secrétaires généraux essentiellement anglophones, la situation longtemps paradoxale de la France - un pied dedans, un pied hors de l'Alliance, jusqu'à la récente réintégration dans la structure de commandement militaire décidée par Nicolas Sarkozy - ou la présence limitée de correspondants de médias francophones : tous ces éléments expliquent cette situation.

Pour certains journalistes, poser, à Evere, le siège de l'Organisation, une question en français est donc un art voire un jeu. Les reporters de l'audiovisuel sont, eux, contraints pour des raisons techniques de prier l'orateur de leur répondre dans leur langue. Et, il faut le souligner, le nouveau secrétaire général, le Danois Anders Fogh Rasmussen, se prête de bonne grâce à leur demande. Cet amoureux de la France - où il possède une maison - et de son Tour cycliste se débrouille très bien dans une langue qu'il entend respecter.

A Bruxelles, région bilingue peuplée de quelque 90 % de personnes parlant le français, ce dernier ne perd pas seulement des parts de marché au sein des grandes organisations internationales. Partout, il "file à l'anglaise", comme le dit joliment la Maison de la Francité, une structure qui entend promouvoir la langue de Voltaire. Dans une plaquette publiée récemment, cette émanation du Parlement régional bruxellois a mis en évidence un degré d'anglicisation qui peut s'expliquer par le statut de capitale internationale de Bruxelles mais n'en atteint pas moins la cote d'alerte.

"L'anglais permet aux organismes et aux entreprises non seulement d'éluder un multilinguisme qui serait logique, mais aussi de minimiser tout simplement l'importance réelle du français", diagnostique Serge Moureaux, président de la Maison de la Francité. Il décrit le français comme "une richesse fondamentale permettant de structurer la pensée, de créer (...), de vivre sans être aliéné". M. Moureaux rejette, explique-t-il, "un volapük mondialisé", même si la Maison de la Francité entend être, souligne-t-il, "pacifique, ouverte, moderne, ambitieuse".

Que pèsent, face à la dureté des faits, les affirmations des défenseurs du français ? Pas grand-chose, visiblement. Car le constat établi par la Maison de la Francité, elle-même, semble sans illusion. Dans les messages officiels des administrations belges, des entreprises (publiques ou non), du monde culturel ou des médias, l'anglais s'est, jusqu'à la caricature, taillé la part du lion. On y tolère une phrase comme "Je vais vous faire un print avec les slashs en bold" (sic). On y vole avec une compagnie nationale dont la devise est "Flying your way". On y ouvre un centre de congrès baptisé Brussels Meeting Center. On achète son billet de métro à la Bootik. On dépose sa déclaration d'impôts sur le site Tax on Web. On va voir un film ancien à la Cinematek et une expo à Bozar...

Pourquoi tant de haine du français ? Parce que l'anglais est, ici plus qu'ailleurs, l'idiome le plus commun, celui qui permet à chacun de comprendre a minima ce que veut dire l'autre. Parce qu'il évite de choisir entre le français et le néerlandais - deux des trois langues officielles du royaume belge, à côté de l'allemand. Parce qu'il ne dérange fondamentalement personne et même les francophones, dans un pays "peu à l'aise avec le verbe", comme l'explique l'écrivain-journaliste Nicolas Crousse (Le Complexe belge, Anabet Editions). Dans ce drôle de pays qui, en fait, ne possède aucune langue commune (le "belge" n'existe pas), le flamand et le "français de Belgique" sont à leurs grands frères (le néerlandais des Pays-Bas et le français de France) "ce que le moucheron est au lion : des malformations génétiques", diagnostique Nicolas Crousse. Voilà pourquoi, le francophone d'outre-Quiévrain a pris l'habitude de s'exprimer plutôt par l'image, lui qui en avait assez d'entendre des compliments du genre "en tout cas, vous parlez bien pour un Belge".

Dans une tentative aussi désespérée que touchante, la Maison de la Francité tente, quoi qu'il en soit, de sauver ce qui peut l'être. Son recueil énumère une liste d'anglicismes admis et d'autres à éviter. Au rang des premiers, milk-shake, call-girl ou pole position. Au rang des seconds, bulldozer, chatter et camping-car. Mais qui dira, un jour, "bouteur", "clavarder" et "autocaravane" ?...

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Jean-Pierre Stroobants
 
Voir l'original sur le site du Monde