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Langues mortes à Hollywood (magazine Trois couleurs N°159, à propos de "L'Île aux chiens")

Avec l'aimable autorisation de Trois couleurs, nous reproduisons l'intégralité de l'article

Langues mortes

Sous-titrage : qui a droit à la parole à Hollywood ?

Priver des personnages étrangers de traduction: détail technique ou vieille convention raciste? On s'est posé la question en français et en anglais, à l'occasion de la sortie de L’Île aux chiens de Wes Anderson, film d'animation bilingue sis au Japon.

Si vous ne vous en souvenez pas, c'est normal: en sortant de la salle, on oublie.

Pourtant, certains dialogues ne sont pas traduits au cinéma - en particulier, hollywoodien. Pour le public français, l'effet est d'autant plus saisissant que le sous-titrage ou le doublage s'interrompt au cours d'une scène pour laisser place à...rien. A-t-on loupé une information cruciale pour l'intrigue? Quelqu'un a-t-il simplement demandé: «Passe-moi l'sel ?» Mystère. Peuplade jugée paresseuse par l'industrie hollywoodienne, le public américain a longtemps été ré­tif aux sous-titres et s'en passe dès que possible: une ques­tion de confort du plus grand nombre. D'ailleurs, note Eric Hynes pour le site Slate, à Hollywood, « le moyen le plus simple d'aborder les langues étrangères est de faire comme si elles n'existaient pas ». Ain­si, le reste du monde parle-t-il souvent, comme par magie, anglais, parfois avec un ac­cent approximatif. À l'inverse, on n'a pas hésité à réduire le vietnamien des Viêt Công à d'incompréhensibles borborygmes dans certains clas­siques sur la guerre du Viêt Nam, comme Platoon d'Oli­ver Stone ou Voyage au bout de l'enfer de Michael Cimino. Un bel exemple de chauvinisrne américain, décrypte Jennifer Ho dans son essai Consump­tion and Identity in Asian American Coming-of-Age No­vels. Au point que Hollywood a longtemps oublié de s'adres­ser à un public autre qu'anglo­phone: ainsi. au début d'Iron Man de Jon Favreau, un dia­logue en ourdou non sous-titré entre des terroristes spoile la

Une partie des dialogues japonais n'est pas traduite. Hommage ou négligence?

suite du film. Et tant pis pour le public pakistanais! À qui la faute? Du réalisateur améri­cain au distributeur français, une règle prime: la fidélité à l'œuvre originale. Autre prin­cipe à appliquer. selon Maïs Boiron, traductrice ayant tra­vaillé sur L'ile aux chiens de Wes Anderson: « Se mettre dans la peau du héros. Si il ou si elle ne comprend pas, on ne sous-titre pas. » En jouant sur l'empathie, la mise en scène, qui retranscrit la barrière de la langue, peut ainsi ampli­fier le sentiment d'incom­préhension, comme dans Babel d'Alejandro Ĩ̃narritu, où les personnages sont égarés entre le Maroc, le Mexique et le Ja­pon. Plus rarement, il s'agit d'un choix militant, comme dans Salvador d'Oliver Stone, dont une scène montre les dif­ficultés de communication en­tre un Américain moyen et des interlocuteurs hispanophones. « Le héros parle espagnol, donc cela ferait sens de traduire; mais non, on nous met dans la position d'acolyte paumé qui ne parle pas la langue. Cette barrière linguistique est inter­rogée au cœur même du film et, venant d'Oliver Stone, hyper critique vis-à-vis de l'imperia­ lisme américain, c'est un geste politique », avance Adrienne Boutang, historienne du ciné­ma à l'université Bourgogne - Franche-Comté. En salles en avril, L'Île aux chiens cons­titue un véritable défi à la compréhension : le film, qui se passe au Japon, suit une meute de chiens parlant an­glais (traduits en français, chez nous). Un casse-tête linguistique qui nécessite même un carton explicatif et drolatique en début de film. Si le cinéaste a mis en œuvre plusieurs stratagèmes, com­me l'apparition d'une traduc­trice face caméra, une partie des dialogues japonais n'est pas traduite. Hommage ou négligence? Une manière de privilégier une transmission purement cinématographique du sens (à travers la musique de la langue, l'image, le jeu), tout en signalant la fascina­tion d'un étranger pour la culture japonaise. Wes An­ derson : « Nous voulions gar­der la langue japonaise et la traduire la moins possible, parce qu'à mesure qu 'on faisait le film, en écoutant les acteurs japonais, on constatait à quel point le sens passait sans avoir besoin de sous-titres. [ ... ] On ne parle pas un mot de japonais, mais c'est une langue parti­culière pour nous, parce qu'on a regardé tellement de films japonais que la langue nous est devenue familière. » In fine, ceux que l'on comprend le mieux, les plus humains, donc, sont les chiens ... Le procédé est plus probléma­tique lorsqu'il relève du sim­ple gadget. Dans le cas de L'Île aux chiens, il s'agirait presque d'une coquetterie indé, selon le site High Snob Society, qui n'hésite pas à écrire que « l'ap­proche peu conventionnelle des langues ajoute à l’excentricité du film ».

C'EST DU CHINOIS

L'effet comique est souvent à double tranchant, quand on en vient à rire moins de celui qui ne comprend pas que de l'interlocuteur étranger : une tendance à l'« exotisation » reprochée à Lost in Transtation de Sofia Coppola, qui suit l'errance mélancolique de Scarlett Johansson et Bill Murray à Tokyo. De son côté, Wes Anderson a lui aussi été taxé d'orientalisme à propos d’A bord du Darjeeling Limited,

Hollywood a longtemps oublié de s'adresser à un
public autre qu'anglophone.

dans lequel trois Américains voyagent au milieu d'Indiens qui baragouinent dans un insondable babil. « Le public n'est pas inclus dans les dia­logues qui ne s'adressent pas aux personnages blancs », re­grette le site Screen Queens. Une logique idéologique eth­nocentrée qui renvoie souvent le reste du monde à une al­térité radicale. « On peut y voir la volonté de faire de la langue étrangère une sorte de signi­fiant d'exotisme ou d'altérité générique plus qu'un vecteur de signification », décrypte Adrienne Boutang. Même con­stat dans le récent The Clover­ field Paradox de Julius Onah, diffusé sur Netflix: l'équipe internationale du vaisseau spatial parle à la fois anglais et mandarin. Or, « toutes les répliques de l'astronaute Tam [jouée par Zhang Ziyi, ndlr] ne sont pas sous-titrées, elle est donc la seule personne que le spectateur ne comprend pas tout le temps », déplore le site Bustle. Un sentiment renforcé par le fait que le personnage n'a ni passé ni épaisseur, note Ie site The Verge. Et Bustle de rappeler que, « aux États­-Unis, il est fréquent de con­sidérer les Asio-Américains comme étrangers et différents. C'est un stéréotype que renforce The Cloverfield Paradox». On rappelle que, selon une étude de I'USC Annenberg School for Communication and Jour­nalism, seul] % des rôles principaux sont attribués à des comédiens d'origine asiatique à Hollywood. Pourtant, le vent tourne. « Les films améri­cains ont décidé de prendre conscience de cette probléma­tique des langues étrangères, car ils en ont marre qu'on leur dise qu'ils sont racistes. Mais ils n'ont pas encore entièrement résolu le problème », avance Sylvestre Meininger, traducteur ayant travaillé sur Detroit de Kathryn Bigelow ou Moonlight de Barry Jenkins. La raison ? Le marché globa­lisé est devenu un enjeu com­mercial stratégique. « Mainte­nant, on sous-titre davantage, car il y a des capitaux chinois dans les films comme Inde­pendence Day. Resurgence, détaille Nathalie Dupont, pro­fesseure associée en études américaines à l'université du Littoral-Côte-d'Opale. Autres conséquences, on voit aussi de plus en plus de héros chinois, et la Chine est présentée sous un jour plus favorable.

CLEMENTlNE GALLOT

ILLUSTRATlON : AMINA BOUAJILA

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