Le cul-de-sac anglais (Michel Theys)

thies.jpgLe texte suivant est l'intervention rédigée de Michel Theys, journaliste, lors du dîner débat à Bruxelles le 17 novembre "Faut-il parler anglais pour être européen ?" organisé par DLF-Bruxelles-Europe. Il est également publié sur le site de DLF-Bruxelles-Europe et peut être écouté avec les autres interventions et le débat à cette adresse.
 
"Faut-il parler anglais pour être Européen ?" Pour répondre à cette question qui ne cesse de gagner en pertinence, il importe d'abord de remonter dans le temps. La question des langues a, en effet, toujours été présente dans la construction européenne. Quelques exemples en attestent.
Eté 1952 : la Haute Autorité – on dirait aujourd'hui la Commission – de la première Communauté, la Communauté européenne du charbon et de l'acier, s'installe à Luxembourg. Le vice-président belge, Albert Coppé, un flamand de Bruges – mais c'était un temps où l'élite de la partie nord de ce pays parlait parfois mieux le français que certains francophones… – adresse sa première note au président, Jean Monnet, en néerlandais. Il revendique ainsi que le néerlandais devienne, tout comme l'italien, une langue officielle de la Communauté. Son combat n'a pas été vain : sans doute lui doit-on peu ou prou, aujourd'hui, le fait que toutes les langues nationales des Vingt-sept soient reconnues comme des langues officielles de l'Union. Ce n'est pas anodin : c'est ce qui différencie l'Union européenne des organisations internationales. Dans l'Union, un citoyen slovène peut s'adresser à une institution européenne, que ce soit la Commission, le Parlement ou le Conseil, dans sa langue. Il lui sera répondu dans sa langue ! Ce n'est pas le cas, par exemple, aux Nations Unies où seules cinq langues officielles prévalent.

Pour l'anecdote, Jacques-René Rabier, qui était, à l'époque, de la garde rapprochée de Monnet, rappelle parfois que Coppé a aussi été ramené au principe de réalité et à l'humilité. Un beau jour, il entame un propos en flamand. Très vite, Rabier et les autres ne voient-ils pas le membre néerlandais de la Haute Autorité… sauter sur ses écouteurs ?! En quelque sorte, on n'est jamais trahi que par les siens. Sans doute Coppé a-t-il médité alors la formule "Dieu, protège-moi de mes amis, mes ennemis, je m'en charge"… Tout cela pour dire que dans le domaine des langues, rien n'est simple.

Rien n'est simple mais, hélas, tout tend, désormais, à être simplifié de manière artificielle dans le monde des institutions européennes. Moins au Parlement européen qu'au Conseil des ministres et, surtout, à la Commission, la tendance est de plus en plus nettement au "tout à l'anglais".

Pour ce qui est des langues de travail des institutions, l'anglais domine désormais de manière chaque jour plus écrasante. Le français recule et l'allemand s'effondre. Faut-il s'en offusquer ? Le principe de réalité, à nouveau, pourrait inciter à se résigner : après tout, dans l'Union élargie des Vingt-sept, l'anglais est bel et bien la lingua franca des élites ou pseudo élites politico-administratives de l'Europe. C'est par ce biais linguistique que cette élite a appris à se parler le plus largement – se comprendre, c'est autre chose. Dont acte, donc. Fallait-il, pour autant, que les négociations d'adhésion de la Commission avec des pays comme la Bulgarie et, plus encore, la Roumanie – où la connaissance du français reste prégnante – soient menées en anglais exclusivement ? Poser la question, c'est évidemment y répondre. Il y a donc dérive inquiétante.

La dérive est plus grave encore lorsqu'on observe la communication des Institutions, la Commission en tête, vers les citoyens. L'exemple le plus frappant est les banderoles qui annoncent des événements sur les façades des institutions européennes. Dans une ville où prédomine le français, où le flamand, le néerlandais, a toute sa place, dans la capitale d'un pays où l'allemand est aussi la langue d'une communauté nationale, est-il normal, justifiable, que ce soit l'anglais qui soit systématiquement, ou presque, privilégié comme langue de communication ? Est-il normal – et, plus encore, acceptable, admissible – que la communication des institutions par Internet privilégie l'anglais à outrance ? Rien ne le justifie : les citoyens ne sont pas fatalement les élites. L'objectif de Jean Monnet était non pas de coaliser des Etats, mais bien d'unir des peuples. Or, on n'attrape pas plus des mouches avec du vinaigre, la sagesse populaire le dit, qu'on n'attrapera les citoyens avec le seul anglais. L'anglais reste un corps étranger dans la culture de beaucoup de citoyens européens. A vouloir aveuglément l'imposer, les institutions, Commission en tête, ne commettent pas seulement une erreur coupable par rapport aux visées humanistes du projet européen, ils commettent une faute !

Mais voilà – et, là, le propos deviendra politiquement peu correct aux yeux de certains – s'agit-il vraiment d'une erreur coupable et/ou d'une faute ? Ne s'agit-il pas plutôt du fruit d'un complot – oui, osons ce mot – en tout cas d'une stratégie mûrement réfléchie dans le monde anglo-saxon ? Quelques éléments incitent à le penser.

D'abord, le président américain Eisenhower n'aurait-il pas arrêté, dans les années 1950, que la suprématie des Etats-Unis dans le monde, que celle-ci soit militaire ou économique, devrait être consolidée par une offensive culturelle et, partant, linguistique afin de devenir durable ? Le moins que l'on puisse dire, c'est que cette stratégie a été payante : la culture hollywoodienne triomphe sur tous nos écrans et jusque dans certaines assiettes, grâce à la McDonaldisation. De la sorte, la culture américaine a fait le lit du triomphe de l'anglais dans le monde de l'économie, de la finance, des multinationales et, même, des sciences. Aujourd'hui, un universitaire qui ne publie pas en anglais est voué à l'anonymat, sauf rares exceptions.

Sur le plan européen, sans doute y a-t-il pire. Certains pensent que la Grande-Bretagne à adhéré à l'Europe communautaire en sachant que c'était un "club de buveurs de Bourgogne", mais d'emblée avec la ferme intention de le transformer en "club de buveurs de whisky". Or, les Britanniques, tout le monde en conviendra, sont d'une redoutable efficacité, et l'Union que nous connaissons aujourd'hui, bien éloignée de celle voulue par les "pères fondateurs", en porte la marque. Mais voilà, le mal est peut-être encore beaucoup plus profond et pervers…

Revenons à l'histoire. Université de Harvard, le 6 septembre 1943. Ce jour-là, Winston Churchill reçoit un diplôme d'honneur et prononce un discours. Que dit-il ? Que l'anglais, cette langue commune qui a été donnée aux Britanniques et aux Américains, est "un héritage commun sans prix" et qu'il se pourrait bien que cette langue "devienne un jour la base d'une cité commune". Simple propos de circonstance ? Non, véritable projet politique : "Je ne vois pas, ajoute Churchill, pourquoi nous ne tenterions pas d'étendre notre langue plus loin encore à travers le monde, ni pourquoi, sans chercher des avantages égoïstes sur autrui, nous ne profiterions pas de cette précieuse amitié et de cet héritage". On est là dans le registre d'une autre "qualité" que certains reconnaissent aux Anglais, la perfidie, puisque Churchill ajoute dans la foulée qu'Américains et Britanniques devraient étendre l'usage de l'anglais afin qu'ils puissent, lors de leurs voyages dans le monde, "trouver partout un moyen, aussi primitif soit-il, d'expression et d'entente", ce qui, pour le Premier ministre britannique de l'époque, permettrait aussi de "profiter à bien d'autres races et favoriser le développement d'une structure nouvelle pour le maintien de la paix". Et Churchill de conclure que "De tels projets assurent des conquêtes plus heureuses que celles que moissonnent les voleurs de territoires ou de pays étrangers, les oppresseurs et les exploiteurs", le tout étant ponctué par un vibrant : "Les empires de l'avenir sont des empires de l'esprit" !

Oui, vous avez bien entendu ! D'où cette question : l'Europe n'est-elle pas devenue, victime consentante ou, à tout le moins, coupablement ignorante, une partie de cet "empire de l'esprit" ?

En tout cas, dans le contexte européen, le British Council semble avoir constitué, à l'évidence, le bras armé de cette stratégie linguistique, lui qui, dans un rapport annuel du début des années 60, indiquait ouvertement, je cite : "Enseigner l'anglais au monde peut être presque considéré comme une extension de la tâche qui s'imposait à l'Amérique lorsqu'il s'agissait d'imposer l'anglais comme langue nationale commune à sa propre population d'immigration". Or, à perfidie perfidie et demie, pourquoi se priver de poser cette question ingénue : après avoir cassé l'administration à la française qu'était la Commission européenne depuis les origines, est-ce tout à fait par hasard si Neil Kinnock est devenu le… président du British Council ?

Autre indice troublant, un proche conseiller de Tony Blair, Charles Grant, n'a-t-il pas prédit, dans un opuscule publié au début des années 2000 et intitulé "L'avenir de l'UE : une vision optimiste", le triomphe absolu de la langue anglaise au sein des institutions européennes en annonçant que celle-ci serait reconnue langue unique de travail et de communication – vers 2005, précisait-il même – de l'Union ? Cela ne prouve rien ? Sans doute. Mais avouez-le, il n'y a pas de fumée sans feu et, aux assises, des prévenus se font condamner sur la base d'un faisceau de présomptions. A tout le moins, il existe bel et bien des présomptions, et celles-ci devraient interpeller.

Restons toutefois optimistes. S'il s'avère qu'il y a bien eu complot pour asseoir l'hégémonie linguistique de l'anglo-saxon afin de dominer le monde politiquement, militairement et sur les plans économique et financier, s'il devait être démontré et prouvé que ce qui est en œuvre à Bruxelles, c'est un projet de domination de l'Europe par la langue au service du pouvoir financier américain, par le relais de l'Angleterre et de sa City, y simplement réfléchir suffirait déjà à semer le vent d'une révolte salutaire. Et les temps s'y prêtent comme jamais au cours du siècle précédent : avec la crise financière gigantesque née aux Etats-Unis, dans l'hyper capitalisme financier anglo-saxon, c'est une forme de conditionnement des esprits qui, de par le monde, se lézarde. Cette crise économico-financière bouleverse une donne que l'on pensait immuable : avec la montée en puissance de la Chine ou de l'Inde, ce sont de nouveaux acteurs qui s'affirment, porteurs de projets de société qui ne seront plus les mêmes que celui défini à Washington et à la City. Le monde de la pensée unique anglo-saxonne est mort ou, du moins, se meurt sans doute. Du coup, la langue anglaise tombera sans doute, demain, peu ou prou de son piédestal pour redevenir, sur le globe, ce qu'elle est en réalité : une langue parmi d'autres.

Il serait bon que l'Union européenne, unie dans la diversité, ne tarde pas à s'en persuader et à en tirer toutes les conséquences, faute de quoi elle risque peut-être de connaître demain, dans le monde, le même sort que l'anglais…