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Le français, langue scientifique par François Rastier

LE FRANCAIS, LANGUE SCIENTIFIQUE

Analyse et propositions
1. La situation
Certains chercheurs, certains décideurs en viennent à douter que le
français puisse demeurer une langue scientifique. Anticipant sur son recul
relatif par rapport à l'anglais, ils choisissent de rendre les armes, par
crainte d'être en retard d'une guerre.
a) Des chercheurs sont ainsi conduits à s'adresser prioritairement
au public anglo-saxon, en s'éloignant de leur propre communauté
scientifique. Par exemple, le Belgian Journal of Linguistics, qui n'accepte
plus que des articles en anglais, a perdu des lecteurs belges (et non des
moindres), sans conquérir semble-t-il les lecteurs américains qu'il
désirait.
Or, une langue n'est pas un simple instrument de communication :
écrire en anglais conduit peu ou prou à se conformer aux normes académiques
nord-américaines, à utiliser une terminologie et une conceptualisation qui
infléchissent la réflexion vers les problématiques dont relèvent ces termes
et ces concepts. Les styles, traditions et écoles nationaux constituent
dans tous les domaines de la culture une richesse à préserver.
On voit pourtant des francophones s'adresser dans un anglais
hésitant à des publics majoritairement francophones ... Tout le monde est
perdant.
b) Chez les décideurs quelques hésitations se font jour, qui
conduisent à décourager l'expression scientifique en français. Quelques
exemples :
- La Caisse Nationale des Lettres n'a accordé pendant un temps
aucune subvention pour la traduction d'ouvrages scientifiques français en
anglais, alors que jusqu'ici neuf demandes sur dix étaient agréées : cela
revient à encourager la rédaction directe en anglais.
- On envisage de subventionner, à l'inverse, la traduction en
français d'articles en anglais écrits par des francophones (alors que la
traduction en anglais n'est toujours pas subventionnée).
- On décourage discrètement les revues francophones. Je m'occupe
d'une revue française de sciences cognitives, où seuls les collègues non
francophones peuvent s'exprimer en anglais. Un responsable scientifique à
qui je parlais de subvention m'a demandé : "A quoi servent les revues
franco-françaises ?"
Or, pour rester une langue scientifique vivante, avec une
terminologie novatrice, le français doit demeurer le moyen
privilégiéd'expression et de pensée des scientifiques français. Si par
provincialisme hexagonal ou par modernisme dépassé nous choisissions
d'ignorer cette évidence, nous oublierions par là-même nos
responsabilités à l'égard des francophones et des
francophiles, plus nombreux et souvent moins timorés que nous.
2. Quel anglais, et quel français ?
L'anglo-américain des congrès scientifiques internationaux n'est
pas la plus belle langue qui soit. Dans le domaine que je connais le mieux,
celui des sciences cognitives, il ne se recommande que par sa lourdeur et
son imprécision commode (qui sont sans doute le lot des langues simplement
véhiculaires et des pidgins).
Mieux vaut donc, en tout cas, un bon français qu'un mauvais anglais
; et l'on aurait tort de sous-estimer la faculté de compréhension,
généralement remarquable, des collègues étrangers.
Encore faut-il que ce français soit bon, et que nous n'ayons pas à
choisir entre un pidgin et un sabir. Or, dans bien des domaines, et
notamment celui des recherches cognitives, les barbarismes anglo-américains
restent de mise.
Il faudrait donc élever la qualité du français scientifique. Or,
curieusement, on tient pour acquis que les chercheurs maîtrisent tous
parfaitement les techniques d'expression. Les seuls stages qui leur soient
destinés concernent bien entendu l'expression en anglais.
3. La qualité scientifique
Le problème de la langue reste malgré tout secondaire. D'une part
écrire en anglais n'est pas une condition nécessaire pour être lu (Piaget
par exemple, bien que mondialement connu, n'a jamais écrit une ligne
en anglais); ni une condition suffisante : l'index américain des
citations montre que 90 % des publications ne sont jamais citées, et sans
doute jamais lues. Ecrire en anglais, c'est aussi risquer de se noyer dans
le flot bibliographique que les moeurs académiques américaines font
déferler.
Encore faut-il en France se défier des critères quantitatifs et
éviter un déluge de papiers bâclés. Si le français le cède en quantité, il
peut encore l'emporter en qualité.
De toutes façons, un texte intéressant sera lu par les collègues
étrangers; et s'il est très intéressant, il sera traduit.
4. Propositions
a) Il conviendrait d'aider les chercheurs :
(i) Leur proposer des stages d'expression orale et de rédaction
scientifique en français. Cela répondrait à un besoin réel et permettrait
d'élever le niveau moyen de qualité du français scientifique.
(ii) Subventionner la traduction en anglais de leurs articles. Le service
spécialisé du CNRS est fort coûteux, et beaucoup de chercheurs ne peuvent y
avoir recours.
(iii) Admettre qu'un chercheur puisse compter parmi ses missions les
conférences à l'étranger. Actuellement le Ministère de la Recherche et de
la Technologie ne subventionne que les congrès et échanges entre
laboratoires. Quand le Ministère des Relations Extérieures manque de
crédits pour sa politique linguistique (et c'est le cas), les invitations
des pays francophiles et désargentés restent sans réponse.
b) Il conviendrait aussi d'aider l'édition scientifique française,
notamment en subventionnant (aux conditions requises) la traduction
d'ouvrages français en anglais.
c) Une politique de valorisation internationale du français comme
langue scientifique devrait promouvoir des revues internationales
plurilingues, particulièrement au niveau européen. Et imposer le français
comme une des langues officielles des congrès internationaux.
Si l'anglais est appelé à régner, que ce ne soit pas sans partage : les
enjeux culturels et même économiques sont évidents.