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Point de vue sur la diversité linguistique de l'Union européenne

Voici un article de Guy Jucquois, professeur émérite à l'université de Louvain, membre de l'Académie Royale de Belgique, paru dans la Lettre des Académies Belges (7-2007).

La diversité linguistique de l'Union européenne

Guy Jucquois

Membre de la Classe des Lettres de l'ARB

  1. Un héritage ambivalent

Au cours des siècles, la constitution de plusieurs Etats européens ou partiellement européens s’est effectuée sur le fondement de divers traits parmi lesquels la langue n’avait qu’une importance secondaire. Ce fut le cas de grands ensembles multinationaux tels que l’Empire austro-hongrois, l’Empire russe ou l’Empire ottoman, véritables mosaïques de peuples, de langues et d’écritures, de cultures et de religions. Depuis la fin du Moyen-âge, d’autres grands ensembles, ainsi la France ou l’Espagne, se constituèrent en Etats-Nations, en négligeant les spécificités ethniques et culturelles des multiples communautés qui les composaient et en imposant, de diverses manières, la langue choisie par le pouvoir et qui devenait ainsi peu à peu la langue nationale.

Au sein de ces grands ensembles, le sort des langues et des cultures minoritaires1 fluctua avec le temps et d’un Etat à l’autre : dans l’Empire ottoman, l’usage de certaines langues minoritaires et davantage encore leur enseignement fut sévèrement interdit, l’Allemagne nazie consacra beaucoup d’énergie à l’éradication de langues slaves minoritaires parlées sur son territoire, l’Italie fasciste procéda de même pour le français et les dialectes franco-provençaux de la région d’Aoste ; les langues minoritaires de Grande Bretagne, d’Espagne ou de France, quant à elles, n’ont survécu que par la ténacité de leurs locuteurs.

A l’époque contemporaine particulièrement, la progressive désagrégation des grands Empires jointe à des prises de conscience identitaires, basées notamment sur l’usage commun d’une langue, favorisa l’éclosion d’un certain nombre d’Etats selon le principe, issu de la Révolution française, que chaque communauté avait le droit à l’autodétermination et à l’utilisation de sa propre langue pour son fonctionnement propre. Ces principes furent à la base de l’avènement, plus ou moins récent, de divers Etats européens tels la Lituanie, l’Estonie, la Slovaquie, la Tchéquie, la Croatie, etc.

Enfin, certaines langues s’imposèrent sur la base d’un usage religieux ou idéologique, sans passer par le soutien d’un Etat central et puissant dont la création fut postérieure. Ce fut le cas de l’allemand qui se répandit, dans un contexte religieux et politique particulier, à partir de la traduction de la Bible par Luther et de l’italien ou du toscan qui supplanta les autres formes régionales particulièrement à partir du Risorgimento et de la volonté de doter le nouvel Etat d’une langue commune2.

En ce qui concerne la diversité des langues, l’Europe ne se distingue guère des autres continents : la situation historique est, ici comme ailleurs, celle d’une diversité ethnique et linguistique qui résiste plus ou moins bien à un processus d’uniformisation imposé par une classe sociale ou par un voisin dont le pouvoir s’accroit progressivement au détriment de ceux qu’il assimile. Sauf dans les récits de propagande, l’uniformisation ne s’effectue jamais dans la douceur, le melting pot se réalise par le sacrifice de plusieurs générations de défavorisés, de déclassés, d’asservis (même s’ils se déclarent parfois volontaires), et d’économiquement faibles.

Cependant pour que le processus d’aliénation soit accepté par ceux qui seront assimilés, il importe de le présenter comme une nécessité dont le poids est éventuellement reconnu, mais dont il importe de payer le prix en vue des bénéfices escomptés pour tous. Lors de la Révolution de 1789, malgré les principes proclamés des peuples à disposer d’eux-mêmes, l’Abbé Grégoire obtint l’obligation de l’apprentissage du français, par l’énorme majorité de ses compatriotes qui ne le pratiquaient pas3, afin d’assurer l’égalité juridique des citoyens qui dorénavant comprendraient tous la loi de la même manière. De nos jours les Chicanos implantés dans le Sud des Etats-Unis refusent souvent l’enseignement du castillan à leurs enfants, demandant que ceux-ci soient coupés d’une tradition qu’ils incarnent pourtant, mais dont ils souhaitent, escomptant mieux « s’intégrer », se distancier au plus tôt pour favoriser leur complète assimilation.

Quand l’uniformisation semble finalement réalisée, le territoire devenu homogène se morcèle à nouveau selon des critères différents, sauf à imposer par une contrainte sociale forte et par la coercition, interne ou externe, le maintien d’une unité rigoriste. Le conformisme et la rigidité mentale s’enracinent dans l’uniformisation des pensées et des attitudes ainsi que dans les modes d’expression et s’apparentent aisément à d’autres formes d’intégrisme et de fondamentalisme.

  1. Les langues dans l’Union européenne 

L’Europe qui s’unifie sous nos yeux est héritière de toutes ces histoires qu’on peut regrouper sous la double tradition d’une diversité préservée et protégée d’une part et d’une uniformisation militante de l’autre. Le discours officiel est également double : d’un côté, on vante la richesse de nos traditions et leur diversité ; de l’autre, on les néglige ou on les combat au nom du pragmatisme. On attribue à Jean Monnet, un des Pères fondateurs, l’affirmation selon laquelle, si c’était à refaire, il entreprendrait l’unification européenne en commençant par la culture. On pourrait de même multiplier les citations de personnages politiques européens vantant la diversité des cultures et des langues au sein de l’Union et affirmant qu’il s’agit-là d’une de ses principales richesses. Une devise européenne souvent citée n’est-elle pas « L’unité dans la diversité » ? Propos de circonstances ? Ouverture et intelligence de surface, sans conséquences pratiques ?

Sans doute cultive-t-on, un peu partout au sein de l’Union, des variétés régionales, culturelles et linguistiques : les parlers régionaux ou dialectaux reçoivent, pour survivre, aides économiques et soutiens scientifiques ou pédagogiques. Mais, dans le même temps, les discussions et les décisions au plus haut niveau deviennent peu à peu monolingues. Divers facteurs contribuent à cette évolution qui profite d’abord à l’anglais. Les particularités internes de l’anglais font, en effet, que cette langue s’apprend aisément à un niveau élémentaire - qui est celui des masses -, mais apparaît d’autant plus compliquée qu’on la pratique à un niveau élevé - qui est celui des classes dirigeantes -, contrairement à d’autres langues dont les structures grammaticales sont plus complexes. Ce facteur joint au poids économique, politique et culturel des pays anglo-saxons aboutit à une prédominance progressive de l’anglais4.

Mécanisme habituel au-delà des spécificités de l’exemple : l’intérêt promotionnel de l’usage d’une langue présentée comme commune semble évident, surtout si cette langue est de surcroît une langue qui présente les atouts actuels de l’anglais. Lorsqu’une langue est partagée par tous, la distinction se marque d’une manière nouvelle : si, dans un premier temps, l’apprentissage de cette langue permet une élévation sociale et professionnelle, la généralisation de cette connaissance élève ensuite les exigences : on embauche aujourd’hui des locuteurs natifs, seuls censés connaître les finesses de leur langue, en passe de devenir langue de chancellerie pour tous5.

  1. Volonté d’uniformiser ou valorisation de la diversité ?

Le processus d’uniformisation, au profit de quelques langues et principalement de l’anglais, en cours au sein de l’Union récapitule, sans doute avec moins de rudesse, mais avec autant d’efficacité voulue, le processus qui fut à l’œuvre durant des siècles sur de vastes territoires dans des pays tels que la France, l’Espagne ou la Grande-Bretagne. De fait, après avoir chanté, de préférence dans une des « grandes langues » les bienfaits de la riche diversité linguistique de l’Europe, les dirigeants considèrent comme embarrassante et paralysante l’obligation d’en tenir compte dans les faits. On évoque le coût des traductions et des interprétations, la difficulté de constituer des équipes de spécialistes pour la tenue de nombreuses réunions, etc. Ces difficultés sont réelles, mais elles ne sont pas insurmontables, sauf si la volonté politique fait défaut.

Il importe de bien situer les enjeux des stratégies possibles. Les locuteurs des langues moins importantes, expression qui signifie simplement les citoyens qui utilisent des langues de communautés économiquement et politiquement moins dominantes, semblent n’avoir, à moyen terme, d’autre choix que d’abandonner l’usage externe de leur propre langue et de recourir au sein de l’Union à une des langues dites de travail. En diversifiant l’usage de ces dernières, une chance subsiste de maintenir appliqué le principe de la diversité des moyens d’expression. Cela ne peut se réaliser qu’en rendant la discussion politique apparemment plus compliquée que si elle s’effectuait en une seule langue. La question se pose donc de l’intérêt du maintien d’une relative diversité des langues en regard du surcroît de dépenses à consentir pour ce maintien.

Les recherches théoriques et de terrain sur ce qu’apporterait la mise en œuvre de la riche diversité des langues de l’Europe sont presque inexistantes. On découvre peu à peu combien l’ignorance des langues et des cultures entrave le commerce ou le tourisme. C’est sans doute le seul domaine où depuis quelques années des travaux scientifiques et des enquêtes ont eu lieu. Des enquêtes récentes au niveau européen établissent que même les manuels destinés à l’étude des langues étrangères véhiculent des stéréotypes concernant les peuples dont on étudie les langues et les cultures. Ceci rejoint le constat qu’il a fallu un demi-siècle d’unification européenne pour qu’apparaissent des manuels d’histoire communs aux élèves allemands et français.

Il n’en va pourtant pas autrement dans le domaine des langues que dans celui des convictions religieuses ou philosophiques : l’uniformisation aboutit inéluctablement à la pensée unique d’un citoyen en uniforme. Notre monde est devenu celui de la multiplication des échanges et des déplacements. Le véritable enjeu de notre époque, et singulièrement de l’Union, consiste à imaginer une nouvelle voie entre les morcellements identitaires ou les replis communautaristes d’une part et de l’autre un monde uniformisé où la fraternité ne peut plus être que celle, imposée, par un Grand Frère.

Le véritable sens de la diversité des langues et des cultures, en Europe comme ailleurs, est de faire mieux prendre conscience qu’il n’y a pas de communication aisée et universelle, que de communiquer est toujours un pari sur l’autre, un effort incessant d’ouverture et de compréhension. Faire l’économie de la langue de l’autre, de sa culture, de son identité, c’est faire l’économie globale et définitive de l’autre. La démocratie se construit toujours au départ d’une acceptation de la diversité qui s’insère harmonieusement dans un projet qui donne sens à chacun. Pour la première fois dans la longue histoire de l’humanité, la diversité des communautés humaines peut, si on la prend au sérieux, servir de ciment à un projet collectif où les hommes coopèreront même s’ils demeurent différents.

1 Dans tous les cas, ces « minorités », prises globalement, constituaient d’écrasantes majorités. Cf. les chiffres donnés plus bas pour la France ou l’Italie.

2 Tullio de Mauro a calculé qu’au milieu du XIXe siècle, sur 25.000.000 d’habitants que compte l’Italie, seulement 600.000, soit 2.5 %, sont capables d’utiliser l’italien (dont 400.000 Toscans).

3 On estime que sur les 30.000.000 d’habitants que compte la France de l’époque, seulement 10 % sont capables d’utiliser le français, sans d’ailleurs l’employer comme langue première.

4 L’ensemble de ces facteurs explique pourquoi les politiques visant à maintenir, voire à favoriser, une diversité linguistique dans la direction politique et administrative de l’Union ne profitent que très accessoirement à d’autres « grandes » langues et jamais aux « petites ».

5 Le processus est identique en d’autres lieux ou en d’autres contextes. Il se reproduit mécaniquement car il appartient au double processus d’identification, par différenciation et par assimilation. Lorsque l’assimilation aboutit, la place est créée pour une nouvelle différenciation : les scientifiques qui souhaitaient publier aux Etats-Unis durent accepter d’écrire en anglais. Les revues américaines s’étant imposées, une nouvelle différenciation basée sur la nationalité des auteurs s’introduit aujourd‘hui dans certaines d’entre elles.