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Cluster, chiendent ou coquelicot ? (C. Tremblay)

Nous sommes en 2007. Un mot s'est propagé dans les années récentes comme les coquelicots au printemps dans les milieux branchés de la recherche et de la technologie : "cluster". Aujourd'hui, il a presque disparu, comme frappé d'obsolescence.

Petite histoire.

En anglais, le mot "cluster" désigne un amas, un agglomérat de quelque chose. C'est aussi bien une grappe de raisin, un essaim d'abeilles, qu'un paté de maisons ou groupe d'immeubles, aussi bien un amas d'étoiles qu'un bouquet de fleurs. L'anglais bien sûr a des mots pour tous ces usages, mais le mot "cluster", à la polysémie proliférante, tient lieu de tout. Magique, quoi.

Pour les informaticiens, le mot « cluster » est connu depuis longtemps par le fait qu'il désigne des blocs d'octets sur les disques durs, les disquettes ou autres CD ou DVD, ce qu'on appelle les supports de masse pour y stocker des données. Le mot "cluster" en informatique sert aussi à désigner des grappes d'ordinateurs sur un réseau.

Mais la fortune récente du mot a une autre origine. Si l'on regarde l'article correspondant de l'incontournable encyclopédie libre sur la toile, Wikipédia, nous lisons ceci :

"Concept économique anglo-saxon, le cluster est un ensemble d'informations et de services mis en commun au travers d'une entité sur un territoire donné afin de créer un système qui ai(t!) un sens aussi bien pour les participants que pour les clients de cette organisation."

L'emploi semble être limité primitivement au domaine maritime, mais l'on découvre que le mot a été popularisé par l'économiste américain Michael Porter, présenté comme le père du concept de "pôle de compétence".

Nous lisons en effet ceci :

"La notion de pôle de compétence ou, le terme étant relativement nouveau donc non stabilisé, de pôle de développement, de compétitivité ou d'excellence, fait partie de l'économie des territoires.

Un pôle de compétence est une région, généralement urbanisée, où s'accumulent des savoir-faire dans un domaine technique, qui peuvent procurer un avantage compétitif au niveau planétaire une fois atteinte une masse critique. La prospérité ainsi apportée tend à se propager aux autres activités locales, notamment de service et de sous-traitance."

Et plus loin :

 "On peut trouver les germes des principes sous-tendant les pôles de compétence dans la théorie des avantages comparatifs de l'économiste classique David Ricardo : chaque pays (ou chaque région) gagne à se spécialiser dans la production où il possède un avantage relatif, c'est-à-dire là où il est relativement le meilleur ou le moins mauvais.

Michael Porter s'est inspiré de la théorie des avantages comparatifs pour proposer en 1990 la notion de pôles de compétence (competitive clusters) qui rassemblent, sur une même zone géographique et dans une branche d'activité spécifique, une masse critique de ressources et de compétences procurant à cette zone une position-clé dans la compétition économique mondiale. "

La seule chose qui soit vraie dans cet article, c'est que Michael Porter, spécialiste en stratégie d'entreprise, a bien employé le terme cluster dans un article Location, Competition, and Economic Development: Local Clusters in a Global Economy », dans ECONOMIC DEVELOPMENT QUARTERLY, 14, p. 16 et que David Ricardo est bien l'inventeur de la théorie des avantages comparatifs.

En fait, tous les concepts modernes de pôle de croissance et pôles de développement, et même les concepts de base de l'économie de la connaissance et du développement durable se trouvent énoncés dès 1961 par l'économiste François Perroux dans son ouvrage majeur L'économie du 20e siècle et notamment dans la deuxième partie consacrée aux "pôles de croissance".

Nous ne sommes pas ici pour faire de l'économie, mais pour parler de mots voyageurs.

Donc, le mot "cluster" traverse l'Atlantique et commence à émailler tous les articles techniques se rapportant de près ou de loin au développement territorial et aux dynamiques de développement. Un test sur le moteur de recherche Google sort par exemple 1,1 millions d'occurrences sur les pages francophones pour un mot qui n'appartient pas pourtant au langage commun.

Le concept inspire aussi ceux qui réfléchissent au développement économique de la France et au couplage entre le développement économique et la recherche, et certains vont jusqu'à attribuer à Christian Blanc la paternité du concept de pôle de compétitivité en tant qu'auteur d'un rapport (Pour un Etat stratége garant de l'intérêt général) publié en 1993 par le Commissariat général du Plan, organisme créé par le général de Gaulle à la Libération et dont la conception était précisément due à François Perroux. Et Christian Blanc d'attribuer dans La Croissance ou le chaos Odile Jacob, 2006, chapitre L'économie des clusters, p. 80-81, à Michael Porter la paternité de la théorisation du concept de "pôle de compétence" .

L'histoire est donc bouclée. Et la fortune en France du mot "cluster" semble se ralentir avec la loi de finances du 30 décembre 2004 pour 2005 et la loi de programme du 18 avril 2006 sur la recherche qui institutionnalisent les concepts et définissent ce qu'il faut entendre par "pôle de compétitivité", par "pôle de recherche et d'enseignement supérieur", concepts qui jusqu'alors étaient désignés par "cluster".

Moralité :

  • La législation est une activité normative à forte teneur conceptuelle. Quand on élabore la règle, on utilise des concepts que l'on crée parfois.
  • Dès lors que les responsables politiques remplissent leur rôle, et en l'occurrence, c'est le cas, la créativité conceptuelle et verbale normale produit ses effets. Voyons ce qu'il en est dans d'autres instances.
  • Le terme « cluster » est très présent dans l'activité normative de la commission européenne. Une recherche a ramené 1264 documents sur 245392 en anglais, et 131 documents sur 186276 documents en français. Comment le terme est-il reçu dans les autres langues. Le terme est repris dans 277 documents sur 163529 documents en allemand, dans 58 sur 84833 en italien, 53 sur 89 895 en espagnol, 42 sur 81107 en néérlandais, 15 sur 81072 en grec, 14 sur 80170 en danois, 10 sur 69083 en suédois, 13 sur 74669 en finlandais.
  • Ces statistiques mériteraient une analyse qui dépasse le cadre de cet article. Pour ne prendre que quelques exemples, dans un article sur la biodiversité publié dans la Revue de la recherche européenne, "The biota cluster" dans la version anglaise est traduit par "Le biota cluster" en français, "Der Biota Cluster" en allemand et par "la agrupacion Biota" en castillan. Dans un article sur la sureté alimentaire, Mycotoxin Prevention Cluster est traduit de la même manière dans les quatre langues. Dans un article sur les aliments de l'enfance, "the Infant Nutrition Cluster" est traduite en français par "le cluster Infant Nutrition", en allemand par "Cluster Infant Nutrition" et en castillan par "la agrupación Infant Nutrition". Par ailleurs, le mot cluster est utilisé isolément dans l'article en français, dans l'article en allemand il est utilisé isolément mais en italique, quant à l'article en castillan, il lui substitue "agrupacion". On pourrait poursuivre ainsi l'investigation, mais il est clair que la France et l'Allemagne ont une attitude par rapport à la langue d'acceptation d'une forte pénétration d'un vocabulaire extérieur sans aucune racine dans la langue nationale, alors que l'Espagne est plus rigoureuse dans le choix des mots, se méfie d'un jargon pseudo scientifique et se soucie davantage d'utiliser des termes dont le sens est compréhensible par tous.
  • On peut s'interroger sur l'efficacité des procédures internes d'association des services de traduction des institutions européennes à l'élaboratioon des textes normatifs ou non normatifs. Ceux-ci doivent être associés très tôt aux opérations d'élaboration de la législation de façon à permettre aux fonctionnaires des différents pays de participer pleinement à ce processus d'élaboration et donc le cas échéant à l'élaboration conceptuelle proprement dite. Dans le cas contraire, les concepts sont ceux de la langue dominante auxquels les traducteurs auront en charge ensuite de trouver des équivalents, équivalents qu'ils trouveront ou ne trouveront pas.

Christian Tremblay